Bonaparte et Valence

Bonaparte et Valence

Bonaparte à Valence

Nous sommes en Corse, en 1769. Cette île, qui appartenait à la République de Gênes, a été achetée l’année précédente par Louis XV. Encore faut-il la conquérir, ce qui est difficile car les Corses, soutenus par les Anglais et commandés par Pasquale Paoli, refusent cette transaction et se soulèvent pour obtenir leur indépendance. Victorieux dans un premier temps, ils sont anéantis à Ponte-Nuovo le 9 mai 1769 quand le Comte de Vaux, à la tête de 22 000 hommes, liquide la résistance.

Parmi les rares survivants se trouve un couple issu de la petite noblesse qui, aux côtés de Paoli, se bat depuis le début de la révolte : Carlo Maria de Buonaparte, qui négociera la paix avec les Français, a 23 ans, et Laetizia Ramolino, 19. Ils sont mariés depuis 5 ans déjà, et auront 13 enfants en 18 ans, dont 8 survivront qui se partageront les trônes et les honneurs.

Suite à cette défaite, Carlo Maria, opportuniste et conseillé par M. de Marbeuf, gouverneur de l’île, francise son nom en Charles et rejoint la nouvelle autorité. Le 15 août à onze heures du matin, Laetizia donne naissance à Nappolione, son 4e enfant, prénommé ainsi en souvenir de son oncle mort à Corte.

Après une enfance querelleuse, « Nabulio » entre à 5 ans comme externe au pensionnat des sœurs béguines d’Ajaccio. Pendant ce temps son père, nommé assesseur de la Juridiction royale d’Ajaccio, réussit à faire prendre en charge l’éducation gratuite de ses fils par le royaume, ce qui est aussi une façon de récompenser ce patriote rallié. Nommé député de la noblesse corse, Charles qui doit rejoindre Versailles, profite de ce voyage pour emmener ses 2 fils qu’il laisse en passant au collège d’Autun le 1er janvier 1778. Il a décidé que l’aîné Joseph serait prêtre et le cadet soldat.

Le 15 mai Napoleone Buonaparte rejoint l’Ecole militaire royale de Brienne-le-Château, l’une des 12 du royaume ; son frère Joseph reste en pension au séminaire d’Autun ; ses parents sont en Corse. Il est seul désormais, il n’a pas 10 ans et va vivre au milieu des ennemis de son pays sachant à peine parler leur langue, ignorant leurs usages dans un pays froid et pluvieux ! Il reste à Brienne jusqu’au 30 octobre 1784. Il y est assurément l’élève le plus orgueilleux, effronté et indiscipliné, peut être parce que ses condisciples, dont les parents portent les noms les plus nobles du royaume, regardent avec condescendance ce fils de petit hobereau corse. Il éprouve beaucoup de difficultés avec le latin et le français, mais ses dons pour les mathématiques et les exercices de corps (escrime) sont indéniables. Sans argent, isolé, il passe ses journées libres à dévorer les livres de la bibliothèque. Son seul ami est Louis-Antoine Bourrienne qui deviendra son secrétaire particulier en 1797.

En septembre 1784, lors de l’examen final destiné à choisir les boursiers du roi aptes à rejoindre l’Ecole Militaire de Paris, un examinateur précise « caractère dominant, impérieux, entêté ». Devenu cadet, Napoleone de Buonaparte reste un an à Paris. Il se lie d’amitié avec Alexandre des Mazies qui l’accompagnera plus tard à Valence. Bon dans les matières scientifiques, les mathématiques, la géographie et l’histoire, il ne sera jamais bon en latin et en langues vivantes et ne parviendra jamais à se débarrasser de ses fautes d’orthographe. Moins bien noté qu’à Brienne, il est attiré par la marine mais choisit finalement la classe d’artillerie. Enfermé dans ses pensées, il rêve de la libération de la Corse et se met tous ses professeurs à dos.

En septembre 1785 s’ouvre le concours de sortie auquel participent les élèves de toutes les écoles royales de France. Sur les 137 candidats, 58 sont admis comme lieutenants en second. Napoleone, reçu 42e (premier corse sorti de cette école prestigieuse), et le chevalier Alexandre des Mazies reçu in extremis 56e, reçoivent leur brevet signé par Louis XVI à St Cloud. Forcés d’acquérir les rudiments de leur métier en province, le mois suivant, le lieutenant en second Bonaparte est affecté sur sa demande avec son ami des Mazies au régiment de La Fère qui tient garnison à Valence.

Bonaparte se rapproche ainsi de sa famille et espère probablement être détaché sur son île natale puisque c’est du régiment de La Fère que proviennent les 2 compagnies d’artillerie établies en Corse. Quant à des Mazies, il va retrouver à Valence son frère qui y est capitaine. Avant de quitter Paris, Napoleone va rendre visite à Mgr de Marbeuf, frère du ministre de la guerre, qui lui donne une recommandation pour Mgr de Tardivon, abbé général de Saint-Ruf à Valence.

De Paris à Valence

Le 28 octobre 1785, Napoleone revêt son nouvel uniforme d’officier et reçoit la dotation particulière de l’Ecole de Paris : boucle de col en argent, épée et ceinturon. Il perçoit également, comme tous ses compagnons, le trousseau réglementaire composé de 12 chemises, 12 cols, 12 paires de chaussons, 12 mouchoirs, 2 bonnets de coton, 4 paires de bas, une paire de boucles de souliers et une paire de boucles de jarretières. L’uniforme qu’il portait à Brienne va être légèrement modifié pour devenir celui de l’artillerie : culotte de tricot bleu, veste de drap bleu aux poches ouvertes, habit bleu roi au collet et aux revers bleus. Les parements sont rouges, les pattes de poche liserées de rouge, les boutons jaunes portent le numéro 64, car l’artillerie constitue le 64e régiment d’infanterie. Les épaulettes ornées d’une frange de filés d’or et de soie, sont losangées de carreaux de soie feu sur fond de tresses d’or et traversées dans toute leur longueur par 2 cordons de soie feu. Le col de basin blanc dépasse le collet de l’habit. Les manchettes sont de batiste ou de mousseline. Cet uniforme, qui restera son préféré, est pour lui le plus beau du monde.

Le 30 octobre 1785, les 2 cadets-gentilhommes empruntent la voiture qui les emmène vers le Midi en compagnie de Dalmas, un bas-officier qui se rend également à Valence comme élève d’artillerie. L’Ecole militaire paie aux élèves leur place dans les transports publics et leur alloue des frais de route de 26 sols par lieue. Ceci étant insuffisant, ils perçoivent en outre un forfait de 100 sols par journée de voyage ainsi qu’une somme de 24 livres pour vivre jusqu’à la perception de leur première solde. Bonaparte reçoit donc comme ses 2 camarades 157 livres et 16 sols. Peu après Fontainebleau, pour alléger la lourde diligence qui monte une côte au pas, les jeunes gens descendent de voiture. C’est alors que des Mazies voit son compagnon se mettre à courir en criant « Libre, je suis libre ! ». C’est dire le soulagement du lieutenant en second Napoleone après 7 ans d’internat.

La diligence de Lyon est une des plus célèbres du royaume grâce à sa ponctualité et à la rapidité de ses relais, à défaut de son confort. Par Fontainebleau, Sens, Joigny, Auxerre, Vermenton, Saulieu, Autun, elle atteint Chalon-sur-Saône en 2 jours. Les passagers embarquent alors sur un coche d’eau qui les dépose à Lyon. Le 5 novembre, Bonaparte et des Mazies ratent le bateau-poste de Valence et, en attendant le prochain départ, dilapident le reste de leur solde chez un bouquiniste. Grâce à un officier d’artillerie qui voyage avec eux depuis Paris et qui règle leur voyage, les 2 lieutenants en second quittent enfin Lyon à l’aube du 6 novembre et arrivent le soir même à Valence.

Après s’être présentés à leur colonel M. de Lance, ils se rendent à l’hôtel de ville où on leur remet le billet de logement suivant : Au nom du Roi : « Mademoiselle Claudine-Marie Bou, propriétaire du Café Cercle, est sommée de loger une fois 2 lieutenants en second du régiment royal d’artillerie de La Fère et de leur fournir ce que de droit.» Leur 1 ère nuit à Valence se passe donc à l’angle de la Grand-Rue et de la rue du Croissant, au 1er étage face à la maison des Têtes.

Valence, point stratégique de la Vallée du Rhône, qui est une place militaire depuis son origine, compte 7 100 habitants. C’est à ceux-ci qu’incombe le logement des gens de guerre et c’est d’ailleurs pour limiter ce fléau qu’une délibération municipale propose dès 1714 la construction de casernes dans l’actuelle rue Bouffier. Rapidement insuffisantes pour loger les 12 000 hommes et les 20 000 chevaux d’un camp provisoire de cavalerie, la ville investit 190 000 livres pour l’installation de nouvelles casernes au quartier de Rollin, au nord de la route de Romans.

Afin d’assurer son développement, elle finance également la création d’un polygone et l’installation d’une école d’artillerie. Devenue place de guerre en 1776 et malgré les prétentions de Grenoble, la municipalité obtient définitivement le transfert de l’Ecole d’Artillerie de Besançon en juin 1783 et l’arrivée de 2 bataillons du célèbre régiment de « La Fère Artillerie » en octobre de la même année.

Le régiment de La Fère

Le régiment de La Fère est l’un des meilleurs de l’artillerie française. Il manœuvre, se met en ordre de marche aussi régulièrement qu’un régiment de ligne, grâce à la configuration du polygone de Valence qui permet de reproduire en vraie grandeur la configuration d’un champ de bataille. Le temps de service est partagé entre la pratique et la théorie, 3 jours pour chacune. On s’y exerce à l’utilisation des armes en vigueur dans l’armée : canons de siège, mortiers, pièces de campagne. On fabrique des projectiles, on tire des balles ardentes et des fusées, on brûle des tourteaux et des fagots goudronnés. On éprouve dans l’eau des fusées à bombes, des lances à feu, des étoupes. Le tout sans négligence, ni récrimination. La réputation des hommes est également excellente. Les 900 soldats et les 100 officiers sont connus pour leur « bonne tenue », leur « bonne façon de penser » et leur « bon esprit ». M. de Lance, le colonel commandant le régiment, est un officier estimé dans le corps royal pour la douceur de son caractère et la bonne connaissance de son métier.

Le lieutenant Buonaparte avec son camarade des Mazies apprend donc l’usage du canon et l’art du commandement. Il appartient à la 5e brigade, commandée par M. de Quintin, et à la compagnie de bombardiers, dont le capitaine est M. Philippe Masson d’Autume. Napoléon se souviendra toujours avec gratitude de cet officier qui a pour lui d’obligeantes attentions, l’hébergeant même dans son château d’Autume lorsque le régiment tiendra garnison à Auxonne. Royaliste de cœur -il émigrera et servira dans l’armée des princes jusqu’à Quiberon- il sera pensionné sous le Consulat et nommé conservateur de la bibliothèque de l’Ecole d’application d’artillerie à Chalon en Champagne, puis de l’Ecole d’application d’artillerie et du génie à Metz.

Plusieurs autres officiers -ou leurs veuves- profiteront plus tard des faveurs de Napoléon en souvenir de ses séjours à Valence : la veuve du colonel de Lance sollicitera le 1er Consul en 1802 et obtiendra une pension de 900 francs en raison des longs et utiles services de son mari ; le 2e sous-lieutenant en premier, Hennet du Vigneux, futur émigré, sera nommé en 1809 inspecteur général des contributions directes et du cadastre avec un emploi rapportant 12 000 francs ; Lariboisière, devenu comte de l’Empire, commandera en chef l’artillerie de la Grande Armée durant la campagne de Russie ; Sorbier et Gassendi seront comte de l’Empire,et inspecteurs généraux de l’artillerie ; Mabille rejoindra l’administration des Postes ; Hédouville, comte aussi, deviendra ambassadeur à Moscou et Rolland de Villarceaux préfet de Nîmes. Des Mazies, sera nommé à son retour d’émigration directeur de la loterie, administrateur des palais impériaux, puis chambellan de l’Empereur.

L’attention qu’il porte à ses anciens compagnons reflète la bonne atmosphère régnant entre eux. Napoléon dira plus tard « L’artillerie était le meilleur corps et le mieux composé de l’Europe ; le service était tout de famille ; les chefs étaient entièrement paternels, et les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme l’or, trop vieux parce que la paix avait été longue. Les jeunes officiers riaient d’eux parce que le sarcasme et l’ironie étaient la mode du temps ; mais ils les adoraient et ne faisaient que leur rendre justice. »

Bien que sorti de l’Ecole militaire, lieutenant en second, Buonaparte doit d’abord gravir ce qu’on appelle « les trois grades » ceux de canonnier, de caporal et de sergent. Il sert 3 mois en qualité de soldat et de bas-officier pour « connaître tout le détail ». A cette époque en effet, dans l’infanterie et la cavalerie, il faut en passer par les grades subalternes, véritable école d’obéissance et d’instruction durant une période que le colonel détermine à sa guise.

En janvier 1786, le maréchal de camp Bouchard qui commande l’école d’artillerie le juge « instruit dans les matières de son service et digne de recevoir le grade d’officier ». Il monte alors la garde au poste de la place des Clercs en tant qu’officier. Lorsque ses bombardiers construisent des batteries, servent par demi-escouade les mortiers ou les pierriers, ou par escouade entière les obusiers et le canon de bataille, Buonaparte commande la manœuvre avec dextérité et sans faiblesse.

Formation d’officier

La ville de Valence, qui ne possède pas de local approprié, loue aux Franciscains et met à la disposition de l’école d’artillerie une partie du couvent des Cordeliers Comme ses camarades, Buonaparte y suit des cours de théorie. Dans la salle de mathématiques, le professeur Dupuy de Bordes enseigne géométrie, mécanique, physique-chimie, calcul différentiel et intégral. Il expose comment appliquer sur le terrain les principes de la trigonométrie et compare les divers systèmes de fortifications existants. Dans la salle de dessin, le maître Séruzier donne des leçons de lavis. Il apprend aussi à dessiner des plans, des profils et des cartes et à effectuer des relevés d’outils et de machines d’artillerie. Dans la salle de conférence, les chefs de brigade et les capitaines en premier s’efforcent -devant le commandant de l’école et le colonel du régiment- de transmettre leur expérience à leurs cadets. Ils traitent notamment de la façon de charger et de pointer les bouches à feu, de la fabrication des poudres et munitions, de la défense et de l’attaque des places, de la disposition des batteries et des mines, de la tactique en campagne.

Imberbe et maigre officier à la voix sourde, aux cheveux tombant sur les épaules, le lieutenant Buonaparte a fait la conquête de Marie-Claudine Bou, une vieille fille qui approche la cinquantaine. Son père a fait fortune en fabriquant des boutons en poil de chèvre. Il est devenu consul et tiendra jusqu’en 1785 un café-cercle (café littéraire) où se réunissent les notables valentinois. Parmi les habitués, on retrouve le libraire Marc-Aurel dont le fils Pierre imprimera le « Souper de Beaucaire » et les proclamations d’Egypte, l’imprimeur Viret, le procureur du roi Bérenger, le juge Boveron, le curé Marbos, le commissaire des guerres Simon de Sucy, les familles Charlon, Mésangère, Blachette…

Buonaparte touche 800 livres de solde annuelle, 120 livres d’indemnités de logement données par la province et, comme tous les élèves du roi, une pension de 200 livres sur les fonds de l’école militaire jusqu’à ce qu’il soit lieutenant en premier. Son grand-oncle paternel l’archidiacre Lucien, qui gère les biens de la famille, lui adresse parfois d’Ajaccio quelques menus subsides mais ses 1200 livres annuelles sont insuffisantes pour subvenir à ses besoins, aider sa famille (son père Charles est mort le 24 février 1785) et il est perpétuellement désargenté.

Pour son hébergement et l’entretien de son linge, il paie 8 livres et 8 sols par mois à Mlle Bou chez qui il a finalement élu domicile. Il prend son petit déjeuner chez le Père Courriol pâtissier à l’angle des rues Briffaud et Vernoux où il achète des petits pâtés chauds à 1 sol pièce. Il déjeune avec des Mazies soit chez Courriol, soit chez Charles Geny qui tient depuis 1775 l’auberge des 3 Pigeons 3 rue Pérollerie, et y dîne tous les soirs avec les officiers du régiment. Il mange rapidement, parle peu à ses voisins, dédaigne les jeux qui succèdent au repas et se hâte de rentrer dans sa chambre pour se plonger dans ses livres. Il s’enivre des œuvres de Rousseau grâce au prêt de son complaisant voisin Marc-Aurel, et dévore sur les sujets les plus divers, tous les livres qui lui tombent sous la main

Il y a aussi les dépenses quotidiennes ou imprévues : le chirurgien major, la musique, l’abonnement au théâtre et au cabinet littéraire, les cadeaux offerts à ses hommes lors des promotions ou concours de tir, les réceptions. Lorsque le ministre prescrit un changement, il faut acheter un nouvel uniforme, lorsque des régiments transitent par Valence il faut offrir un repas aux officiers, etc. Il se sent déraciné, et travaille à une histoire de la Corse. Ses premiers écrits, mélancoliques, témoignent de son état d’esprit. Il songe un instant au suicide «La vie m’est à charge, parce que je ne goûte aucun plaisir, et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne peux donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter la vie, d’où s’ensuit un dégoût pour tout. »

Amours et relations

Perpétuellement taciturne, Buonaparte se reprend vite, et fort de la recommandation de Mgr de Marbeuf, rencontre régulièrement Jacques de Tardivon, dernier abbé général des chanoines réguliers de Saint-Ruf. En effet, face aux « relâchements des chanoines », un arrêt du conseil d’Etat pris en 1764 rattache l’ordre de Saint-Ruf à l’ordre de Saint-Lazare. Après plusieurs appels et procès, Jacques de Tardivon accepte ce rattachement en échange d’une rente viagère de 10 000 livres et du maintien de ses prérogatives d’abbé portant crosse et mitre. Il habite les bâtiments de l’abbaye (détruits le 15 août 1944) et reçoit les personnalités valentinoises dans ses salons et jardins qui dominent le Rhône.

Le lieutenant Buonaparte s’initie au monde civil. Il écoute M. de Saint-Germain, l’explorateur qui fait le récit de son voyage avec Bougainville. Il s’entretient de la Prusse avec M. de Parnety, le bibliothécaire de Frédéric II ; de l’armée avec M. de Josselin, beau-frère de l’abbé, ancien échevin et lieutenant-colonel du régiment d’infanterie d’Artois ; de la Corse avec l’abbé Raynal, encyclopédiste. Grâce à ces relations, il a accès à M. de Bressac, président du Parlement de Grenoble ; à Jean-Pierre Bachasson de Montalivet, qui deviendra maire de Valence en 1795, préfet en 1801 et ministre de l’intérieur en 1809. Buonaparte lui dira un jour : « Je ne demande pas qu’on m’aime, mais qu’on me serve bien…Je ne suis pas un homme, je suis un personnage historique. » Il apprend à danser, à jouer aux échecs, se fait inviter dans les châteaux des environs et se retrouve souvent en charmante compagnie.



Aux Basseaux près d’Etoile, c’est Mme du Colombier -née Anne Carmaignac- une Lyonnaise spirituelle et instruite de 55 ans, qui l’invite dans sa maison de campagne, et lui conseille de mener une vie moins austère. Napoleone apprécie sa compagnie, d’autant qu’il conte fleurette à sa fille. Les choses ne vont pas bien loin et le futur empereur précise : « Nous nous ménagions des petits rendez-vous et tout notre bonheur se réduisit à manger des cerises ensemble.» Charlotte Pierrette Anne du Colombier dite Caroline épousera en 1792 un capitaine démissionnaire, M. Garempel de Bressieux de Saint-Cierge et vivra désormais avec lui au château de Bressieux près de Tullins en Isère. Elle entretiendra avec Napoléon une longue correspondance qui lui permettra d’obtenir beaucoup d’avantages pour sa famille et ses amis. Elle deviendra dame d’accompagnement de Madame mère et son mari administrateur général des forêts, baron d’Empire et président du collège électoral de l’Isère. Son frère Philippe-Robert sera capitaine au premier régiment étranger dit de La Tour d’Auvergne après avoir combattu les Français dans les rangs autrichiens. On dit que c’est en pensant à elle qu’il transformera en Caroline le prénom de sa sœur Maria-Annunziata.

À Champfort, il admire Amélie de Laurencin, une « très belle blonde ». À Villeplat, c’est une « belle brune » Louise-Adélaïde de Saint-Germain qui attire Buonaparte. Elle est la fille du fermier général Joseph de Saint-Germain. En réalité sa mère avait « accueilli avec émotion les bontés du Bien-aimé » et une fille était née dont le jeune Napoleone tombe amoureux. Il demande sa main à M. de Saint-Germain qui refuse pensant que ce jeune lieutenant d’artillerie n’a aucun avenir. C’est ainsi que le futur empereur manque devenir indirectement le gendre de Louis XV. Quant à Louise-Adélaïde, elle épousera son cousin le comte de Montalivet et refusera en 1805 la charge de dame du palais de l’Impératrice estimant cette mission incompatible avec sa mission de femme. Galamment, Napoléon lui écrira « Vous serez épouse et mère comme vous l’entendrez ».

Petit, imberbe, pâle, frêle, osseux, le teint jaune, il ne paye pas de mine.Le timbre sourd, la parole rare, brève, sèche, il ne provoque pas l’enthousiasme des femmes et écrit désabusé :« Je crois en définitive que l’amour fait plus de mal que de bien et que ce serait un bienfait d’une divinité protectrice que de nous en défaire et d’en délivrer les hommes. » Et aussi « En amour la seule victoire c’est la fuite. »

Premier portrait

Buonaparte et des Mazies ne se quittent pas. Ensemble, ils s’initient à l’équitation. Ils louent des rosses qui s’emballent et manquent se casser le cou. Ils testent une cure de laitage dont le résultat est peu convaincant. Outre les châteaux de la région, ils entreprennent plusieurs voyages pédestres dans le Dauphiné, à la Chartreuse de Bouvante et au sommet de Roche-Colombe. A Tournon, Buonaparte rencontre un artiste corse Pontornini qui peint le premier portrait connu du futur empereur. Son profil est ferme et accentué, avec des cheveux longs couvrant la moitié du front et une bouche fine qui donnent une expression singulière de sérieux et de gravité à ce jeune homme de seize ans.

Toujours préoccupé par la Corse, il espère y retourner rapidement, malgré l’ordonnance royale du 25 mars 1776 qui interdit aux cadets-gentilhommes de s’absenter la première année de leur arrivée dans le corps dans lequel ils ont été nommés.Enfin le 12 août 1786, il obtient son congé de semestre qu’il décide de passer sur son île. Comble de malchance, son départ est retardé car le même jour, il part à Lyon avec sa compagnie réprimer l’émeute dite « des 2 sous », en référence à l’augmentation de 2 sous par aune réclamée par les ouvriers soyeux lyonnais. Il y reste du 14 au 29 août, contrarié et malade puis, alors que son régiment se dirige vers la Flandre, il passe par Valence le 31 août faire ses adieux à la famille Bou. Ce dernier lui dit : « Nous ne vous reverrons plus, et vous nous oublierez ! » Ce à quoi il répond en montrant son cœur : « Vous et Mlle Bou, vous êtes logés là, et dans cette place les souvenirs ne changent pas de garnison ! »

Il reviendra en effet plusieurs fois à Valence et chaque fois leur rendra visite. Il traverse notamment la ville le 12 octobre 1799 au retour de l’expédition d’Egypte, et offre à son ancienne logeuse venue le saluer à la maison de la poste, un cachemire des Indes (Offert aux sœurs du Saint-Sacrement), une boussole et une cuiller à poudre (Offerts au musée de Valence en 1862 par une nièce de Mlle Bou). M. Bou meurt en 1790 et sa fille le 4 septembre 1800.Il rencontre également ce même jour le futur cardinal Spina qui négociera le Concordat en 1801 au nom du pape Pie VII.

Parti enfant, c’est un adulte qui rentre le 15 septembre 1786 à Ajaccio par le bateau-poste et retrouve avec un immense bonheur sa mère Laetizia, ses frères et sœurs à l’exception d’Elisa et de Lucien, pensionnaires sur le continent. Napoleone rejoint une famille qui conserve un fort sentiment anti-français. Il garde de son séjour à Valence un bon souvenir : « Je me rappelle avec plaisir de mon séjour à Valence. Je dînais fort bien et faisais bonne chère. » Au lieu des 6 mois réglementaires son congé en durera plus de 20. D’abord parce que pour les Corses le départ est avancé d’un mois, ensuite parce qu’il obtient deux prolongations de 6 mois chacune, une pour le rétablissement de sa santé avec appointements, vu son peu de fortune, et une cure coûteuse ; et une seconde pour effectuer diverses démarches. Il reste sur l’île du 15 septembre 1786 au 12 septembre 1787. Il lit toujours, flâne à travers la campagne, et gère le maigre patrimoine familial que lui a confié Laetizia.

Pour faire avancer ses affaires, il effectue un voyage à Paris du 9 novembre 1787 à fin janvier 1788, passant probablement par Valence. Il n’en retire rien de concret sauf qu’au cours d’une promenade dans les jardins du Palais Royal, il rencontre le 22 novembre une jeune prostituée bretonne qui lui fait perdre sa virginité. Il repasse par la Corse brièvement, puis rejoint le 1er juin 1788 le régiment de La Fère qui tient maintenant garnison à Auxonne. Il est toujours lieutenant en second, plus pauvre que jamais, mais retrouve des Mazies avec plaisir.

Arrive juillet 1789. Napollione « Paille au nez » a 20 ans. Soldat discipliné, il réprouve l’anarchie, mais salue pourtant les avancées de la liberté. Désireux de participer aux évènements en Corse, il repart passer son second congé de semestre sur l’île. Le 12 septembre, il passe par Valence et va voir d’anciens amis dont l’abbé de Tardivon qui lui dit : « Du train que prennent les choses, chacun peut devenir roi à son tour ; si vous devenez roi, Monsieur de Buonaparte, accommodez vous de la religion chrétienne, vous vous en trouverez bien. » Il reste 15 mois en Corse, prend parti pour Paoli, et fomente sans cesse contre le parti royaliste qui l’a pourtant éduqué. A la fin du mois de janvier 1791, Napoleone -menacé d’être porté déserteur ou émigré- rejoint le continent. Il traverse Valence le 8 février et regagne Auxonne accompagné de son frère Louis. Il a mûri et des Mazies qui l’accueille se réjouit de le voir plus sociable.

Le 4e régiment d’artillerie

Un nouveau règlement régit l’armée depuis le mois d’avril 1791. Les appellations des régiments sont remplacées par des numéros, et le régiment de la Fère devient le 1er régiment d’artillerie. Buonaparte le quitte car il est affecté le 1er juin au 4e régiment d’artillerie à son tour cantonné à Valence, et que commande le colonel de Campagnol. Il reçoit le grade de premier-lieutenant et sa solde passe de 93 à 100 livres. Le 15 juin, il revient à Valence et retrouve avec joie l’hospitalité de Mlle Bou à qui il déclare : « Je viens me reposer chez moi ! » Il lui confie son jeune frère Louis âgé de 13 ans, qu’il a pris en charge. Mlle Bou, décidément conquise, est aux petits soins pour le futur roi de Hollande qui était fort joli, propre, leste et que toutes les femmes baisotaient. Toujours à court d’argent, les 2 frères vont régulièrement boire du café chez une limonadière qu’ils oublient de payer. Devenu empereur, Napoléon chargera Montalivet de régler cette dette avec intérêts.

Cinq ans après avoir quitté Valence, Buonaparte retrouve ses habitudes aux Trois Pigeons, chez Geny, à la librairie de la Maison des Têtes. Il y trouve les gazettes de Paris qui sentent la poudre, et qu’il lit à ses canonniers, ce qui lui vaut une haine tenace de ses camarades officiers dont plusieurs envisagent d’émigrer. Il faut reconnaître que l’environnement est favorable, puisque la Drôme est profondément dévouée à la cause révolutionnaire. Il apprend avec colère la fuite de la famille royale le 20 juin 1791 et signe le 6 juillet ce qu’on peut appeler son « Serment de Valence » qui reprend le texte du serment prononcé par l’Assemblée nationale.

« Je jure d’employer les armes remises entre mes mains à la défense de la patrie, et de maintenir contre tous les ennemis du dedans et du dehors la constitution décrétée par l’Assemblée nationale, de mourir plutôt que de souffrir l’invasion du territoire français par des troupes étrangères ; et de n’obéir qu’aux ordres qui me seront données en conséquence des décrets de l’Assemblée nationale »

Valence le 6 juillet 1791.

Buonaparte, officier au 4e régiment d’artillerie.

Buonaparte n’hésite plus à embrasser ouvertement la cause de la Révolution. Membre de la Société des Amis de la Constitution de Valence dès le 16 juin, il rencontre Jean-Etienne Championnet qui lui succédera à la tête de l’armée d’Italie, Claude-Victor Perrin qu’il fera maréchal d’Empire et Duc de Bellune, François Argod futur général de brigade, Louis-André Bon futur général de division, son fournisseur en vins de l’Hermitage, qu’il emmènera en Egypte ou il sera tué. Il lit toujours autant, couvre des cahiers de notes, et recommence à écrire. Il participe à un concours littéraire organisé par l’Académie de Lyon, mais si le fond est acceptable, la forme est trop ampoulée. Son manuscrit est déclaré par le jury « au-dessous du médiocre ».

Plusieurs bataillons de volontaires se forment progressivement dans la Drôme, mais il veut servir en Corse. Le colonel de Campagnol lui refusant un nouveau congé de semestre, Buonaparte passe outre et se rend au château de Pommiers dans l’Isère où le maréchal de camp du Teil -son ancien commandant d’Auxonne- plus compréhensif, lui accorde une permission de 3 mois et dit à sa fille : « Voilà un homme de grand moyen qui fera parler de lui. » Il passe par Tain ou manu-militari il aide à l’installation d’un nouveau curé constitutionnel, puis quitte Valence le 30 août pour la Corse. Il arrive à temps pour recueillir le dernier soupir de l’oncle Lucien qui lui laisse un joli magot et prophétise « Toi, Napoleone, tu seras un homme ».

De 1788 à 1799, Buonaparte s’arrête 12 fois dans sa ville de garnison pour des séjours plus ou moins longs, et rencontre les amis ou relations qui l’avaient reçu. Une fois sur le trône, il traitera toujours avec faveur ses visiteurs valentinois. Devant une assemblée de grands d’Europe, il attribuera sa culture « à la fréquentation d’un libraire instruit et des plus complaisants » Aurel à Valence. C’est à Valence, fin avril 1814, en route vers l’exil de l’île d’Elbe, qu’il entend pour la dernière fois des français crier : « Vive l’Empereur ! » Malgré la défaite les Valentinois ne l’ont pas renié.


Les 18 PASSAGES de NAPOLEON BONAPARTE à VALENCE

-1- Entre le 24 et le 28 décembre 1778. Bonaparte passe par Valence avec son frère Joseph et son père qui les emmène au collège d’Autun où ils arrivent le 1er janvier 1779.

-2- Du 3 novembre 1785 au 31 août 1786. En garnison au régiment de La Fère à Valence avant de partir pour son 1er séjour en Corse.

-3- Entre le 15 et le 30 septembre 1787, il repasse à Valence en route pour Paris.

-4- Entre le 5 et le 25 décembre 1787, en route vers la Corse pour son second séjour. Arrivée à Ajaccio le 1er janvier 1788. Loge chez Mlle Bou.

-5- Fin mai 1788, repasse à Valence en route pour rejoindre son régiment parti à Auxonne.

-6- Entre le 11 et le 20 septembre 1789 en route pour la Corse pour son troisième séjour et son second congé de semestre. Rend visite à Mme du Colombier et à l’abbé de Tardivon.

-7- Du 6 au 8 février 1791 de retour de Corse séjourne à Valence en route pour Auxonne avec son frère Louis. Part à pied pour Serves et Saint Vallier d’où il écrit à son oncle Fesch, puis griffonne des « réflexions sur l’amour ».

-8- Du 16 juin au 31 août 1791, en garnison au 4ème régiment d’artillerie de Valence (avec son frère Louis) puis repart pour son quatrième séjour en Corse.

-9- Entre le 15 et le 23 mai 1792, de retour de Corse traverse Valence pour Paris où il arrive le 28.

-10- Le 12 ou le 13 septembre 1792, descend le Rhône avec sa sœur Elisa, fait escale à Valence en route pour son 5ème séjour en Corse. Rencontre Mme Mésangère et Mlle Bou.

-11- Du 7 au 9 juillet 1793 rejoint le général Carteaux à Valence pour organiser un convoi de poudre.

-12- Le 23 août 1793 venant d’Avignon est à Valence en route pour Auxonne qu’il atteint le 28 août.

-13- Le 3 septembre 1793, le capitaine Bonaparte passe à Valence en bateau ayant obtenu de Carteaux le commandement de l’artillerie du siège de Toulon.

-14- Du 11 au 14 mai 1795, de retour d’Italie accompagné de son aide de camp Junot, il loge chez Mme de Sucy au 25 ou 29 rue Farnerie.

-15- Le 18 mars 1796, traverse Valence en route pour Toulon et l’Italie.

-16- Le 7 mai 1798, Part pour Toulon et l’Egypte, descend le Rhône et passe à Valence.

-17- Le 12 octobre 1799. Retour expédition d’Egypte, rencontre Mlle Bou et les Valentinois.

-18- Le 24 avril 1814. A Valence en route pour l’île d’Elbe rencontre avec Augereau.

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