Simon De Sucy
Simon de Sucy naît à Valence le 19 juin 1764 dans une famille qui assume la charge de commissaire des guerres depuis Louis XIV. Après de brillantes études, au cours desquelles il acquiert de sérieuses connaissances en mathématiques et une grande habileté en dessin, il entre, à 16 ans, dans le corps royal d’artillerie comme sous-lieutenant au régiment provincial de Grenoble le 20 juin 1779. En 1785, il croise Bonaparte qui effectue au sein du régiment de La Fère son premier séjour valentinois. Il est loin de se douter que cette rencontre va bouleverser sa vie. En 1787, Sucy séjourne à Rome, parcourt l’Italie puis rentre en France véritablement fasciné par les arts grec et romain.
Le 21 avril 1788, il quitte l’artillerie pour devenir élève commissaire des guerres afin de pouvoir succéder à son père. En juillet 1788, il hérite de la charge avant de devenir député de la noblesse de Valence, puis commissaire des guerres du Dauphiné. Poursuivant sa passion pour les arts anciens il consacre ses loisirs à la recherche des antiques de la vallée du Rhône. Auteur de nombreuses découvertes, il se constitue un riche musée personnel à partir des statues et objets ramenés de Naples ou récupérés dans la région. Lorsque le nouveau gouvernement supprime l’hérédité des charges, il obtient une indemnité importante avec laquelle sa mère tentera en vain d’acquérir le domaine national de la Part-Dieu à Chatuzange.
Personnage en vue, doté d’un naturel séduisant et d’une aisance au-dessus de la moyenne, Sucy se tient prudemment à l’écart des violences de la Révolution, ce qui ne l’empêchera pas d’occuper divers emplois extrêmement «profitables». Le 19 avril 1790, le roi charge Sucy d’organiser les nouvelles municipalités et l’administration départementale. À ce titre, il convoque l’assemblée de Chabeuil qui délibère, du 19 au 29 mai, pour désigner le chef-lieu et les administrations du département de la Drôme. De mai à octobre 1791, Simon de Sucy retrouve Bonaparte venu terminer à Valence son apprentissage d’artilleur au régiment de La Fère. C’est le début d’une véritable amitié et d’une longue et abondante correspondance. Accompagné de Montalivet qui deviendra son ministre de l’Intérieur, le futur Empereur effectue de nombreuses visites chez les Sucy, dans leur domaine de Marches.
En février 1792, Bonaparte, qui prolonge son séjour en Corse et tarde à rejoindre son régiment, s’inquiète des conséquences de son absence. Depuis Corte il écrit, le 27, à son ami resté à Valence«Des circonstances impérieuses m’ont forcé, monsieur et cher Sucy, à rester en Corse plus longtemps que ne l’auraient voulu les devoirs de mon emploi… Comment suis-je placé dans la revue du 1 janvier A-t-on nommé à mon emploi et quelles démarches faudrait-il faire Vous m’avez donné de bonnes nouvelles de nos amies du bord du Rhône et vous m’avez fait un sensible plaisir…»
Dans un autre courrier il lui confie une mission singulière«Si vous avez toujours conservé vos relations avec Saint-Etienne, je vous prierai de me faire faire une paire de pistolets à deux coups. Je voudrais qu’ils eussent à peu près 7 à 8 pouces de long et que le calibre fût de 22 à 24. J’y mettrai 7 à 8 louis en assignats de cinq livres…»
En cette année 1792 Sucy retrouve son emploi de commissaires des guerres à Valence. Élevé au rang de commissaire de 3 classe le 15 décembre, il sera promu à la 1 classe à la fin de l’année suivante. Du 7 au 9 juillet 1793, il participe, avec Bonaparte, aux levées de troupes et de matériels destinés à l’armée de Carteaux qui va combattre dans le Sud. Le 3 septembre Bonaparte, de retour de Paris, passe à Valence en bateau, pour aller rejoindre son poste à la tête de l’artillerie du siège de Toulon. En novembre, confiant en son efficacité, il demande à Sucy de lui faire parvenir des animaux de trait pour compléter le parc d’artillerie de Toulon«Le département de la Drôme, qui a donné tant de preuve de son républicanisme, vous procurera facilement des ressources considérables. Veuillez donc vous concerter avec l’administration du département et requérir, dans les différents districts, un nombre de chevaux suffisant pour former quatre brigades, et le nombre de bœufs nécessaires pour en former deux, en tout 300 bêtes»
A la fin de l’année 1793, les représentants du peuple décident de punir Lyon qui s’était révolté et de récompenser Valence pour son zèle patriotique en y transportant la fonderie de canons. Sucy, qui vient d’offrir«pour les défenseurs de la commune liberté»manteau et deux selles, organise le transfert puis se voit nommé directeur de la fonderie. Quelques années plus tard l’établissement, installé dans les monastères de Soyons et des Capucins, emploiera plus de 3personnes qui fabriqueront 60 pièces par mois, mettant ainsi Valence aux premiers rangs des fonderies de la République.
Le 26 juin 1794, alors que Jourdan triomphe des Autrichiens à Fleurus et que le tutoiement devient obligatoire, Bonaparte, maintenant général de brigade, prévient Sucy depuis Nice«Le citoyen Talin, de Romans, était adjoint au grand état-major d’artillerie. Tu le préviendras qu’étant absent depuis deux mois sans raison de service, il n’y compte plus» Le 9 juillet, avant de partir en mission secrète à Gênes il se renseigne sur les approvisionnements de l’armée d’Italie«Tu m’aurais obligé de me spécifier le nombre de voitures et le nombre d’attelages qui composent le convoi qui est passé à Valence. J’attends deux mille quatre cents chevaux et quatre cents voitures. Probablement que ce qui est passé à Valence n’en était qu’une partie…»
Le 27 octobre, Sucy, accompagné de Montalivet, arrive à Paris pour plaider le dossier de l’école d’artillerie menacée de partir à Grenoble. Après sept mois de démarches inutiles il retrouve la Drôme et annonce le prochain départ de la garnison au maire de Valence le 22 avril. En mars 1795, Bonaparte est rappelé de l’armée d’Italie où il commandait l’artillerie. Remontant la vallée du Rhône pour rejoindre Paris, il loge du 11 au 13 mai dans la famille de Sucy à Valence. En juin, il refuse de rejoindre l’armée de Vendée et, à la demande du Comité de salut public, rédige plusieurs projets pour une éventuelle campagne en Italie.
De son côté, Sucy est promu, le 13 juin 1795, commissaire ordonnateur en chef de l’armée d’Italie. Cette armée forte de 4 divisions compte, théoriquement, 58hommes que Sucy va devoir approvisionner, ce qui ne s’annonce pas aisé. Le 17 août, depuis Paris, Bonaparte le félicite et l’encourage«vous fait mon compliment de vous être rendu à l’armée. Vous y serez utile et vous aurez la douce satisfaction de concourir de vos moyens au bien de la patrie… L’on m’a porté pour servir à l’armée de la Vendée comme général de la ligne je n’accepte pas nombre de militaires dirigeront mieux que moi une brigade, et peu commanderont avec plus de succès l’artillerie… Rien de nouveau ici l’espérance seule n’est pas encore perdue pour l’homme de bien c’est te dire l’état très maladif où se trouve cet empire. Santé, constance, gaieté et jamais de découragement…»
Le 8 octobre, Sucy reçoit à Nice sa nomination officielle d’ordonnateur en chef de l’armée d’Italie. Chargé de remettre de l’ordre dans le chaos ambiant il appelle son ami Montalivet pour l’épauler au poste de commissaire ordonnateur adjoint. Le 12 février 1796, après avoir fait un état des lieux détaillé, il adresse à Ritter, le commissaire du gouvernement, un long mémoire assassin qui lui vaudra bien des inimitiés.
Le 2 mars 1796, Bonaparte devient général en chef de l’armée d’Italie. Ce même jour, Sucy écrit à Scherer, son prédécesseur, pour se plaindre de l’absence de fonds et de la pénurie qui sévit partout«J’emploie tous les moyens que l’amour de mes devoirs et le désir de secourir l’armée me suggèrent, mais vous sentez bien que mon zèle ne suffit pas…» Une semaine plus tard Bonaparte épouse Joséphine de Beauharnais et prend la direction de la péninsule. À la mi-mars, le futur Empereur, en route pour l’Italie, passe par Valence et rend visite à la mère et à la sœur de Sucy. Le 1 avril, avant d’entrer en campagne, il adresse à celui-ci des ordres détaillésNice«Vous recevez ci-joint l’état du mouvement de la cavalerie. Les charrois filent à force, et demain il part 2mulets…Le blé est assuré par la compagnie Flosque. Ce citoyen qui se rendra à Gênes, m’a promis 20paires de souliers, qui seront payés à Paris. Je ferai partir demain 5paires d’ici12partiront de Marseille… Je serai à Albenga le 15je vous y attends le plus tôt possible. Activité et courage»
Après avoir laminé les Autrichiens et les Sardes à Montenotte, Millesimo, Dégo et Lodi, Bonaparte triomphant entre à Milan le 15 mai 1796. Il établit son quartier général à Castiglione d’où il écrit à Sucy le 20 juillet« Je vous prie de parcourir la rivière de Gênes et de faire un relevé ville par ville des objets d’artillerie des différentes administrations et de passer une revue exacte des officiers et garnisons qui restent encore dans ces différentes villes…» Malgré sa bonne volonté, Sucy dérange les accapareurs en place qui vivent sur le dos de l’armée. Ne pouvant redresser la situation, découragé, il présente sa démission de commissaire ordonnateur en chef. Remplacé provisoirement par Chauvet, un ancien ordonnateur de Valence qui connaît également Bonaparte, Sucy reste à Gênes aux côtés de Salicetti et de Montalivet, ex et futur maire de Valence.
Le 4 décembre, pendant qu’il dirige à distance le siège de Mantoue, Bonaparte dicte depuis Milan ses consignes à Simon de Sucy redevenu simple ordonnateur«renverrez à Toulon, citoyen, la flottille qui avait été mise à ma disposition l’année dernière pour le service de l’armée. Vous garderez néanmoins ce qui sera nécessaire pour assurer les communications de Gênes à Livourne et en Corse et de Gênes à Toulon»
Abattu, Sucy ne sort plus de son isolement volontaire, acceptant modestement d’assumer un bref intérim lors d’une indisposition de son remplaçant Villemanzy arrivé en janvier 1797. Après avoir écrasé les Autrichiens à Arcole et à Rivoli, Bonaparte envahit les états du pape, signe l’armistice de Leoben le 18 avril puis occupe Venise. Le 29 juin, depuis le château de Mombello il confirme à Sucy la recommandation d’un abbé qui veut se rendre en France«’ai reçu, citoyen, la note que vous m’avez remise de M. l’abbé Zani. Vous pouvez, en conséquence, lui dire de se rendre à Milan et que je lui ferai donner l’argent nécessaire pour se rendre à Paris.»
Le 4 août, Sucy, prémonitoire, écrit depuis Gênes au dénommé Jousselin«Nous tomberions d’accord, si vous n’envisagiez Bonaparte que comme ayant fait de grandes choses. Je puis même ajouter que je ne lui connais pas de point d’arrêt autre que le trône ou l’échafaud» Le 27 octobre 1797, le Général Vendémiaire signe la paix de Campoformio avec les Autrichiens avant de rentrer à Paris accompagné de Championnet. A la fin de l’année, Sucy, resté en Italie, est chargé de liquider, depuis Milan où il réside, les comptes de la guerre avec le Piémont.
Choisi par Bonaparte pour être l’ordonnateur en chef de l’armée d’Orient, il reçoit dès le 30 mars 1798, dans une très longue lettre personnelle, la confirmation de sa nomination et les premières recommandations«Indépendamment, citoyen ordonnateur, de votre qualité de membre de la commission, vous remplissez plus spécialement les fonctions de l’ordonnateur en chef de l’armée qui va s’embarquer. Je compte assez sur votre discrétion pour vous faire part de suite de la composition de toute l’armée dont vous êtes chargé, en vous enjoignant surtout de garder le plus profond silence…» Sucy, après s’être attaché le Valentinois Marc Aurel en qualité d’imprimeur de l’armée, se rend alors à Toulon d’où il embarque pour l’Egypte le 19 mai 1798.
Le 2 juillet, l’armée française débarque et enlève Alexandrie. Depuis cette ville, Bonaparte ordonne à son ordonnateur, qui déploie une fiévreuse activité et multiplie les actes de courage, de s’attacher un interprète français vivant dans le pays«Vous voudrez bien, citoyen ordonnateur, donner l’ordre au citoyen Réal de suivre les administrations de l’armée jusqu’au Cairece citoyen, ayant demeuré en cette ville longtemps, peut nous y être fort utile» Le 21 juillet, Sucy embarque sur une chaloupe pour faire passer des vivres à l’armée.
Dans un rapport ultérieur au Directoire, Bonaparte détaillera son action«Il s’était embarqué sur notre flottille du Nil, pour être plus à portée de nous faire passer des vivres du Delta. Voyant que je redoublais de marche et désirant être à mes côtés lors de la bataille, il se jeta dans une chaloupe canonnière et, malgré les périls qu’il avait à courir, il se sépara de la flottille et la chaloupe échoua. Il fut assailli par une grande quantité d’ennemis et montra le plus grand courage. Blessé très dangereusement à la main droite, il parvint par son exemple à ranimer l’équipage et à tirer la chaloupe de sa position, qui l’eût infailliblement fait tomber au pouvoir des Arabes. Cette action, jointe à la valeur des Desaix, Reynier, de Bon et de toute l’armée, assura la victoire de la fameuse bataille des Pyramides, qui fit tomber la ville du Caire au pouvoir des Français!»
Le 24, Bonaparte entre au Caire après avoir vaincu les Mamelouks à la bataille des Pyramides. Il entreprend immédiatement l’organisation de sa conquête noyant ses collaborateurs sous une avalanche de recommandations. Trois de ces courriers sont expédiées à Sucy convalescent le 30 juillet.
Dans une première missive, Bonaparte lui précise tout d’abord sa philosophie en terme de finances«Vous trouverez ci-joint, citoyen ordonnateur, différentes impositions que je viens de frapper sur Rosette, Alexandrie et Damiette. Le tiers de ces impositions sera affecté au service de ces places donnez vos ordres au commissaire des guerres pour leur répartition le deuxième tiers sera affecté à la solde des troupes, et enfin l’autre tiers à l’ordonnateur Le Roy.» Le vainqueur de l’Égypte s’inquiète ensuite des approvisionnements«Les pailles arrivent continuellement au Caire lors de l’inondation du Nil, parce qu’alors le transport devient plus facile. Les provinces les plus riches de l’Égypte sont dans ce moment occupées par nos troupes… En envoyant des commissaires des guerres dans ces différentes provinces, il vous sera facile de faire venir au Caire les approvisionnements du pays…»
Toujours précis, il détaille enfin son intention en terme d’équipements«Je désirerais, citoyen ordonnateur, que l’on réunit, à l’endroit où vous avez fait construire les fours, les grains et les légumes qui se trouvent dans les maisons des mamelouks du Caire, et que vous en fissiez moudre cinq cents quintaux par jour… Il est extrêmement important d’accélérer sans délai l’établissement des hôpitaux au Grand-Caire, au Vieux-Caire et à Boulak. Il est facile de penser que le nombre des malades doit journellement augmenter»
Mal rétabli, débordé, Simon de Sucy qui gère les subsistances, les transports, l’armement, l’habillement, la poste, la santé et la solde sous le commandement direct du major général Berthier peine à remplir sa mission au rythme imposé par Bonaparte. Le lendemain 31 juillet, il reçoit de nouvelles consignes impératives«Vos établissements de fours vont encore doucement, puisque la troupe n’a pas encore ses rations complètes… L’on m’assure que ce retard tient au défaut absolu d’argent. L’on m’assure également que les agents des transports ont 200 chameaux et point de bâts, et qu’il faudrait encore quelque argent pour ce service…» Dans un autre courrier daté du même jour, ces recommandations sont assorties d’une mise en garde à peine voilée«J’ai donné l’ordre à l’intendant général de se rendre chez vous»
Le 1 août, les Anglais coulent la flotte française à Aboukir, ce qui complique encore la tâche de Sucy et finit d’exaspérer Bonaparte devenu prisonnier de sa conquête. Le 3, ce dernier organisant le service de la poste expédie ses directives à Sucy«Vous trouverez ci-joint, citoyen ordonnateur, un ordre pour la poste. Les individus de l’armée payeront leurs ports de lettres conformément à l’usage établi en France mais le directeur de la poste versera, toutes les décades, l’état des sommes qu’il aura reçues…Vous aurez soin, pour ce moment, de commencer par organiser les bureaux du Caire, d’Alexandrie, de Rosette et de Damiette…»
Le lendemain, toujours depuis le Caire, Bonaparte, décidément infatigable, dicte 26 lettres dont 3 sont adressées au seul Sucy. Dans un premier courrier il s’inquiète du règlement de la solde de certaines troupes«ferez solder, citoyen, ce qui est dû aux compagnies de grenadiers de la 19 demi-brigade pour les mois de floréal et de messidor…» Dans la foulée il s’alarme de l’approvisionnement incertain des hôpitaux«’hôpital du Grand-Caire manque d’eau, d’eau-de-vie et de toute espèce de médicaments. Je vous prie de bien vouloir me rendre compte si le pharmacien en chef a trouvé au Caire de quoi l’approvisionner…» Dans une ultime missive il réglemente enfin les frais de table de ses principaux collaborateurs«général chef d’état-major général, les généraux Desaix, Bon, Dugua, Reynier, Lannes, commandant les cinq divisions de l’armée, les trois généraux commandant la cavalerie, l’artillerie et le génie de l’armée, et l’ordonnateur en chef, auront chacun un traitement de 50 francs par jour pour frais de table…»
Le 4 août 1798, un nouveau courrier du Caire lui ordonne de rédiger un règlement financier précis afin d’éviter les abus«m’a été présenté plusieurs états signés par des commissaires des guerres, où ils paraissent légaliser des abus évidents et des prétentions peu fondées… Les corps doivent-ils toucher les sommes qui leur reviennent pour l’entretien pendant le temps qu’ils ont été embarqués Les corps de cavalerie qui n’ont qu’un cinquième des hommes montés doivent-ils toucher une somme qui est jugé nécessaire pour un régiment de 800 chevaux»
Le lendemain, Sucy écrit à Joseph Bonaparte resté à Paris«Mille occupations, mon cher Joseph, m’ont empêché de vous donner, jusqu’à présent, de mes nouvelles et de celles du général… Les fatigues de la dernière marche l’ont bien un peu éprouvé, mais il les a supportées, je vous l’assure, mieux que tout autre…»
Trois jours plus tard, alors qu’il se lance à la poursuite d’Ibrahim Bey, Bonaparte demande à son commissaire ordonnateur en chef de veiller aux subsistances«Je vais partir, citoyen ordonnateur, pour me porter à vingt-cinq lieues d’ici, vers la Syrie… Je vous prie de veiller à ce qu’on nous fasse les envois demain, comme je le demande, de 50 quintaux de riz, et autant après demain, ainsi que de 1rations de pain…Je désirerai que vous puissiez passer un marché avec les boulangers de la villecar il serait essentiel que vous eussiez, d’ici à dix jours, 300rations de biscuit. C’est le seul moyen d’assurer nos subsistances dans nos routes et de ne pas mourir de faim dans nos opérations»
Le 18 août, de retour au Caire, le général en chef lui enjoint de régler des fournitures destinées à la cavalerie«mollah Zulfuchiar a fourni 222 selles qu’a reçues le chef de brigade Bessières et dont il enverra l’état de distribution qu’il en a faite par mon ordre aux différents régiments de cavalerie… Je vous prie de lui donner une ordonnance sur le payeur qui la lui fera solder!» Le 20, soucieux du confort de ses hommes, il lui adresse deux nouvelles lettres au sujet d’habillement à améliorer et à compléter«dépenses les plus urgentes me paraissent être celles de 20 livres pour les 4 à 5paires de souliers que l’on peut se procurer dans ce mois-ci, et de 14 000 livres pour le prix de 200 selles…» «Tachez de voir s’il n’y aurait pas moyen de passer à Boulak, ou bien même au Caire, un troisième ou quatrième marché, de manière que vous puissiez avoir en fructidor au moins 15à 16paires de souliers…»
Le 22 août, le futur Empereur crée l’Institut d’Egypte qu’il confie à Monge, ce qui ne le détourne pas pour autant de ses préoccupations quotidiennes. Sucy, qui consacre tout son temps libre à des travaux archéologiques, fait également partie de l’Institut. Il reçoit ce même jour une demande de sanction à appliquer au personnel défaillant de l’hôpital du Caire«Vous voudrez bien ordonner les arrêts aux médecins et chirurgiens qui étaient aujourd’hui de service à l’hôpital N° 1. Il y a eu une salle de malades où ils n’ont pas fait de visite. Je vous prie aussi de prévenir que le pain n’était pas cuit et que la viande est mauvaise…»
Le 24, Bonaparte fait réquisitionner l’ancienne demeure d’Ibrahim Bey«maison d’Ibrahim Bey est évacuée, et cependant je n’apprends pas que l’hôpital y soit établi. Les maladies augmentent et les hôpitaux vont fort mal. Rendez-moi compte, je vous prie, pourquoi les galeux et les vénériens ne sont pas encore transférés à ce nouvel hôpital» Dans un autre courrier daté du même jour il s’attelle à l’organisation du service des diligences«Il est nécessaire, citoyen ordonnateur, de faire partir pour Damiette cinq diligences par décade, au lieu de deux. Ces diligences porteront des paquets à Mansourah, à Mehallet-el-Kebir… Vous recommanderez à celle de Damiette, si elle n’était pas chargée au retour, de nous apporter un chargement de riz et de bois…»
Le 4 septembre 1798, Bonaparte fait part à Sucy d’une réclamation du général Desaix«J’avais ordonné qu’on fit partir 20rations, il y a trois jours, avec un convoi de cartouches les cartouches sont arrivées et le biscuit ne l’est pas encore faites-moi savoir quand il est parti. Faites-moi connaître aussi le parti que vous aurez pris relativement aux 20rations de biscuit manquant. C’est pousser bien loin la scélératesse et l’impudence». Dans une autre missive expédiée quelques heures plus tard, il lui demande d’étendre le remboursement des frais de table à 14 officiers généraux, dont les drômois Bon et Fugières et l’Ardéchois Rampon qui commande les grenadiers de Kléber.
Le 13, le général en chef ordonne à Sucy, débordé, de pourvoir à l’habillement des troupes de Dommartin qui dirige l’artillerie«ferez donner, citoyen ordonnateur, des draps pour faire 150 habits complets pour l’artillerie à cheval et des cotons pour 500 hommes à piedils seront à la disposition du général d’artillerie qui fera établir les ateliers à Gizeh!». Dans une seconde lettre, il lui fait part d’éléments comparant les dépenses de la campagne d’Italie avec celles de l’actuelle campagne d’Egypte« J’adopte tous vos principes, mais je ne crois pas que nous devions donner plus de 20 deniers par ration. Il me semble aussi qu’il est impossible que le fournisseur ait pris le service au 1 vendémiaire pour toute l’armée. Il vaudrait donc mieux commencer au 10…»
Le 16 septembre, parmi la douzaine de lettres qu’il expédie quotidiennement, Bonaparte en destine deux à Sucy. Répartissant tout d’abord les dépôts d’huile sur le territoire«Si l’on trouve de l’huile au Caire, je crois que vous ferez bien de laisser la plus grande partie de cette huile pour Alexandrie et l’escadre, en ayant soin de la mettre dans les magasins de siège, afin d’être sûr de la retrouver quand on en aura besoin», il fait réapprovisionner les bâtiments devant rentrer en France«Je vous prie, citoyen ordonnateur, d’envoyer l’ordre à Rosette de faire passer à Alexandrie 20rations de biscuit à la disposition de l’ordonnateur Leroy, et spécialement destinées à l’approvisionnement des bâtiments légers ou avisos que j’expédie en France».
Un jour plus tard, avant de se rendre aux Pyramides, le général en chef dicte 22 lettres. Il s’adresse tout d’abord à Sucy qu’il charge de la mise en place de réserve de nourriture«Sur les 600 quintaux de riz que vous avez ordonné que l’on envoie de Damiette à Salheyeh, 300 quintaux seront pour le magasin de siège. Vous ordonnerez, en outre, que l’on envoie de Damiette à Salheyeh 700 autres quintaux de riz, aussi pour le magasin de siège, de manière qu’il y aura 1quintaux de riz outre les 100rations de biscuit et la farine pour 100rations de pain» Dans un violent courrier complémentaire, il se plaint des détournements subis par l’armée«’avais ordonné qu’on envoyât 40rations de biscuit au général Desaix on n’en a, sur la lettre de voiture, compté que 30et, lorsque le biscuit est arrivé il ne s’en est trouvé que 20Faites sur le champ arrêter le coupable»
Sucy, irrité, lui répond le 9 octobre:«Un commissaire des guerres est spécialement chargé à Boulak de constater légalement et contradictoirement avec un préposé de l’agent des subsistances les envois faits pour Alexandrie…»
Le 12 octobre, alors que Desaix poursuit les Mameluks en Haute-Égypte, Bonaparte, qui s’intéresse au moindre détail, demande à Sucy de faire distribuer des bonnets à ses troupes«Je vous prie, citoyen ordonnateur, de faire distribuer des bonnets pour l’infanterie, aux différents corps en proportion des habits qui leur ont été distribués…» Cet ordre est complété le 14 par une demande supplémentaire portant cette fois sur la fourniture de souliers et capotes«Je vois avec peine qu’il n’y a pas encore de capotes délivrées, qu’il n’y a que 10habits et que 14paires de souliers, et enfin que cette fourniture ne se fait pas avec toute l’activité que je désirerais… Faites-moi, je vous prie, un rapport sur la manière dont nous pourrons nous procurer des gibernes et des chemises.»
De son côté Sucy, dépassé par l’ampleur de la tâche, supporte de plus en plus difficilement l’autorité excessive de Bonaparte. Le 28 octobre, exaspéré, il se plaint de «l’absence de confiance indispensable au ravitaillement et à la perception des impôts, qui règne dans le pays ». Excédé, il déplore également«de devoir employer la force pour forcer les bateliers en grève à remplir leur mission car les récalcitrants, non payés, s’enfuient à l’approche des soldats» Privé des moyens d’accomplir sa mission, il refuse de rester administrateur d’une armée réduite au pillage«Je vous ai exposé, mon général, que le manque de fonds entraîne tout, en vous sauvant les détails pénibles et inquiétants que j’ai sous les yeux…»
Malade, déprimé, il demande à être déchargé de sa mission et à rentrer en France mais Bonaparte hésite à se priver de ses précieux services. Le 31 octobre, après avoir maté, dans le sang, la révolte du Caire qui a coûté la vie à 300 soldats français, ce dernier, insatisfait du suivi de ses ordres, relance Sucy qui n’a pas encore fait livrer les bonnets aux troupes«Je vous prie, citoyen ordonnateur, de faire distribuer les bonnets qui existent en magasin, 400 à chacune des 13, 18 et 32 demi-brigade. Ce qui, avec les 800 qui ont dû déjà être fournis, complètera les 3 demi-brigades à 1…». Le lendemain, Sucy confirme au général en chef, enfin résigné à la séparation, que deux semaines lui suffisent pour former Daure qui doit lui succéder. Le 14 novembre, Sucy adresse un courrier à Bonaparte pour le remercier d’avoir autorisé son départ et l’assurer de son soutien«J’aime à croire, mon général, que vous n’avez pas douté un instant de ma bonne volonté…Mon devoir me prescrit de redoubler de zèle jusqu’au moment où vous confierez à d’autres mes fonctions…»
Le 21 novembre, Daure prend effectivement la succession du Valentinois comme commissaire ordonnateur en chef de l’armée«général en chef, par son ordre du 24 brumaire, m’a désigné pour succéder à l’ordonnateur en chef Sucy à daté du 1 frimaire. Je sais combien il me sera difficile de le remplacer…» Le 16 décembre, Sucy quitte le Caire avec une lettre de Bonaparte pour le Directoire«vous envoie, par le citoyen Sucy, ordonnateur de l’armée, un duplicata de la lettre que je vous ai écrite le 1 frimaire, et que je vous ai expédiée par un de mes courriers, le quadruplicata de celle que je vous ai écrite le 30 vendémiaire et que je vous ai également expédiée par un de mes courriers… L’ordonnateur Sucy est obligé de se rendre en France pour y prendre les eaux, par suite de la blessure qu’il a reçue dans les premiers jours de notre arrivée en Egypte… J’envoie en France une quarantaine de militaires estropiés ou aveugles ils débarqueront en Italie ou en France…»
Le 21 décembre, à Alexandrie Sucy prend place à bord d’une polacre commandée par le capitaine Marengo avec son secrétaire Mazillier, 48 officiers et soldats malades et 30 autres militaires blessés ou aveugles. Il ramène également plusieurs caisses remplies de statues en marbre et en bronze, de bas-reliefs et d’échantillons de minéraux. Après quinze jours d’une traversée orageuse, le bateau, poussé par la tempête, est contraint de se réfugier dans le port d’Agusta en Sicile. La présence du pavillon tricolore enflamme les habitants de l’île, territoire appartenant au roi de Naples, alors en guerre contre l’armée française de Championnet.
Une quarantaine est imposée au navire, mais bien vite la populace, espérant s’emparer d’un trésor supposé caché dans le bâtiment, entreprend de dépouiller les malheureux malades ou blessés qui ont été débarqués dans un lazaret sans arme et sans défense. Abandonnés par l’équipage de la polacre qui regagne le large, Sucy et ses camarades sont finalement assassinés à coup de pierres le 20 janvier 1799. L’exécution cruelle du Valentinois âgé de trente cinq ans soulèvera de nombreuses protestations en France et en Italie tant son talent et son patriotisme étaient incontestables. D’autant que les antiquités égyptiennes qu’il destinait au musée de Valence disparurent à jamais.